La peur au ventre, Jocelyn Raude, sociologue

7 juillet 2010 - La rédaction 
Manger est devenu générateur d’angoisses. Jocelyn Raude, chercheur à l'Inra et à l'école des hautes études en science sociales et spécialiste des peurs alimentaires, analyse les facteurs à l'origine de l’anxiété des consommateurs.

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<div class=Chercheur à l’Inra ainsi qu’à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Jocelyn Raude est l’auteur de Sociologie d’une crise alimentaire : les consommateurs à l’épreuve de la maladie de la vache folle (éditions Lavoisier, 2008).
En 2006, il avait obtenu le prix Jean Trémolière des sciences humaines appliquées à la nutrition pour ses travaux sur le même thème.

CAMPAGNES ET ENVIRONNEMENT : Alors que l’hygiène et la réglementation n’ont jamais été aussi présentes dans les usines agroalimentaires, ce qui rend les aliments de plus en plus sûrs, la perception dominante est que les risques alimentaires sont aujourd’hui plus élevés qu’hier. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

JOCELYN RAUDE : Les sciences humaines proposent des analyses intéressantes sur ce paradoxe. Le rapport constitutif de l’homme à l’alimentation a notamment été très bien analysé par le psy¬cho¬logue américain Paul Rozin. Ce dernier a donné une réponse à ce paradoxe qu’il a intitulé « le dilemme de l’omnivore ». Les hommes, en tant qu’omnivores, sont en effet confrontés à une double contrainte, tout d’abord une contrainte de sécurité car ils ne disposent pas, comme la plupart des animaux, d’instincts leur permettant de discriminer le poison de la nourriture. Ils sont ensuite confrontés à une contrainte de diversité. Nous ne pouvons en effet pas tirer notre subsistance d’un seul aliment, comme c’est le cas pour de très nombreuses espèces. Cette double contrainte est génératrice d’angoisses. Nous n’avons en effet pas intérêt, pour notre survie, à consommer des aliments que nous ne connaissons pas. Les sociologues expliquent que cette contrainte est dépassée dans la plupart des sociétés par l’émergence de cultures culinaires. Toutes les sociétés ne consomment qu’une très faible partie des espèces et appliquent des règles de sélection, d’approvisionnement et de préparation alimentaire qui forment une culture culinaire souvent très sophistiquée. Lorsqu’un individu se situe dans un système culinaire donné, il ne ressent pas forcément d’inquiétude. Lorsqu’il en sort, en allant à l’étranger par exemple, où les systèmes culinaires sont très différents, la méfiance réapparaît.

C & E : Les phénomènes de peurs alimentaires ont-ils toujours existé ?

J. R. : Cela ne fait aucun doute ! À Paris, la première crise alimentaire documentée dans l’histoire date de l’époque de Saint Louis. Avec le développement de l’artisanat, du commerce et de la bourgeoisie, les premières boucheries sont apparues dans les grandes villes. Probablement à la suite d’une toxi-infection collective, un édit royal a été émis pour réglementer les pratiques des bouchers. Autre exemple, les premiers abattoirs des « temps modernes » sont apparus à Chicago à la fin du XIXe siècle. Très vite, des rumeurs ont circulé et ont donné lieu à un boycott très important des produits carnés qu’ils produisaient. Il semble donc que les contextes d’innovation sociale ou technique soient très favorables à l’émergence des phénomènes de crises ou de peurs alimentaires.

C & E : Les phénomènes de crise alimentaire sont-ils plus fréquents dans certains contextes historiques ou dans certaines conditions sociologiques ?

J. R. : Oui, en effet. Les sociologues ont montré que la plupart des communautés humaines ont été organisées pour l’essentiel autour de la production et de la consommation des ressources alimentaires. Il a été mis en évidence que le plus souvent, dans l’Histoire, les crises alimentaires émergeaient dans des contextes spécifiques, le plus souvent des contextes d’urbanisation des populations et de division sociale du travail. Les éléments de confiance interpersonnels qui dominaient dans les systèmes traditionnels disparaissent alors au profit de relations plus ou moins contraintes avec des organisations ou des institutions désincarnées. Or, la confiance en ces dernières est beaucoup plus fragile que la confiance envers les personnes. On l’a bien vu pendant la crise de la vache folle, lorsque les consommateurs faisaient largement confiance à leurs boucheries de quartier tandis que les ventes de viande bovine s’effondraient dans leur supermarché.

C & E : Le système alimentaire contemporain serait donc générateur d’angoisses ?

J. R. : Tout à fait ! Globalement, on peut distinguer trois principaux facteurs générateurs d’anxiété. D’abord, la mondialisation de l’offre et de la demande alimentaire court-circuite les systèmes de production locaux. Ensuite, les produits agricoles ont tendance à se banaliser et à devenir des produits comme les autres. Les denrées alimentaires deviennent des matières premières non spécifiques soumises aux phénomènes de marché : c’est en quelque sorte la fin de l’exception agricole. Enfin, nous ne savons plus ce que nous mangeons. Le consommateur a du mal à connaître l’origine et la nature de ce qu’il mange, c’est-à-dire la composition des aliments qu’il ingère.

C & E : C’est ce qui explique, selon vous, que l’opinion publique se tourne aujourd’hui vers les produits « naturels » ou les produits bio ?

J. R. : En effet, à chaque crise, nous constatons un retour significatif d’une partie de la consommation vers des produits auxquels les personnes attribuent des caractéristiques traditionnelles, les produits biologiques et les produits « naturels ». Une dernière tendance sociologique, bien documentée depuis quelques années, est l’émergence du mythe de la nature, qui est paradoxalement associée à l’urbanisation croissante des sociétés contemporaines. Selon cette représentation dominante, la nature est fondamentalement saine, sûre, bienfaisante et généreuse. Les produits naturels sont ainsi perçus comme substantiellement supérieurs aux produits industriels, qui font, eux, l’objet de toutes les suspicions. Ce point de vue, présent notamment dans les classes sociales les plus favorisées et les mieux informées, est pourtant discutable puisque la nature contient elle-même des substances dangereuses pour l’homme, notamment des molécules hautement cancérigènes. Ainsi, on en oublierait presque que la maladie et la mort sont elles-mêmes des phénomènes on ne peut plus naturels !

 

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