Culture Agri : À quel stade en êtes vous de votre projet ?
Gabriel Levesque-Tremblay : Aujourd’hui, nous attendons le feu vert de la FDA et de l’USDA* pour lancer la commercialisation. Le calendrier reste pour le moment très flou. Au niveau mondial, il existe plus de 90 entreprises sur ce segment, et la plupart sont comme nous, en attente d’un feu vert. Seul Singapour a autorisé la consommation de viande cellulaire. Israël pourrait être le prochain pays à le faire.
Quels sont les défis technologiques à relever, d’ici à cette autorisation ?
G. L.-T. : Les process technologiques sont prêts. Ils ne nécessitent pas de matériel nouveau par rapport à ce que la science permet aujourd’hui, en matière de reproduction cellulaire. C’est simplement un nouvel usage de machines déjà utilisées dans le secteur biomédical. Pour nous, le défi technologique n’est pas uniforme : la viande de bœuf est très grasse, celle du bison nettement moins. Le défi est aussi sanitaire. Dans un milieu de production, si le moindre pathogène se développe, toute la viande cellulaire est perdue. Nous mettons un accent très fort sur la sécurité, dès à présent pour nos goûteurs, dans un cadre encore non-commercial. Nous ne relâcherons évidemment pas les efforts quand nous aurons le droit de vendre nos productions aux consommateurs. Précision importante, nous ne tuons pas d’animaux pour prélever leurs tissus.
En termes gustatif, l’idée est-elle de proposer quelque chose de nouveau, ou de se rapprocher le plus possible des viandes originales ?
G. L.-T. : Pour nous, le consommateur est au centre du jeu. S’il cherche une alternative à la viande traditionnelle, quelles que soient ses raisons, il voudra garder ses repères gustatifs. Nous cherchons donc bien à nous rapprocher des saveurs de la viande traditionnelle. Selon les goûteurs professionnels et indépendants que nous sollicitons, ce que nous proposons est assez fidèle aux originaux.
Nous visons aussi un produit qui se cuisine de la même manière, avec la même poêle, les mêmes réglages du four, dans des recettes connues. Après, nous voulons évidemment être clair avec le consommateur sur ce qu’il mange. Nous ne jouerons jamais sur la moindre ambiguïté. Nous ne savons pas encore comment seront appelés nos produits, pour le moment nous parlons de « viande cultivée », ou de « viande issue de culture cellulaire ».
Y a-t-il dans votre démarche un aspect militant ?
G. L.-T. : La demande en protéine augmente. Plus qu’une alternative, nous souhaitons proposer un complément à l’offre actuelle de viande issue d’élevages, qui ne peut pas suivre la tendance. Il n’y a donc pas de compétition avec l’agriculture, puisque nous couvrirons un marché qu’elle n’occupe pas, faute de capacité de production. D’ailleurs, pour certaines de ces espèces qui nous intéressent, notamment le bison et l’élan, la production de viande via des élevages traditionnels, à grande échelle, n’est pas évidente.
Nous sommes trois fondateurs, tous les trois scientifiques de formation : aucun n’est végétarien. Je viens d’une bourgade rurale au Canada, où il y a de l’élevage. D’ailleurs, nous travaillons avec des agriculteurs, notamment pour la récupération des tissus dont nous avons besoin. Nos rapports sont excellents, nous organisons des sessions de travail chez eux, avec eux. Nos financeurs ne sont pas des activistes non plus. Leurs intentions sont plus terre-à-terre, ils cherchent la rentabilité, tout simplement.
Comprenez-vous les réticences que ce type de nouveau produit peut inspirer ?
G. L.-T. : Nous savons que l’état d’esprit n’est pas le même partout. En Europe, le cadre est plus strict, ne serait-ce que sur le nom à donner à une viande cellulaire pour ne pas tromper le consommateur, alors qu’aux États Unis, ce genre de question se pose à peine ! J’ai participé, début novembre, à un débat à l’Académie d’agriculture de France. Les discussions m’ont surpris, c’est la première fois que je constate cette prudence, cette circonspection. Dans tous les autres pays, j’ai rencontré un accueil plus ouvert. Les représentants des filières d’élevage ont été très courtois, mais critiques. Je crois que ce qui crée de la tension, ce sont les arguments de certains partisans de la viande cellulaire, mais qui ne sont pas forcément les nôtres, sur le bien-être animal, l’eau ou les émissions de gaz à effet de serre. Si ceux qui ont ce point de vue s’intéressent à nos produits, tant mieux pour nous ! Mais en ce qui nous concerne, nous ne pointons pas du doigt les éleveurs, leur bilan environnemental et leurs produits. Nous ne prétendons pas proposer mieux. Aux États-Unis, le marché est ouvert, et la polémique n’existe pas. La viande à base de produits végétaux s’est fait sa place sans heurt, et sans impacter le chiffre d’affaires de la viande traditionnelle. À ma connaissance, une entreprise française se positionne aussi sur le créneau de la viande artificielle, Gourmey. Il serait intéressant de savoir comment leur projet est perçu !
Avez-vous, justement, des données vous permettant le cas échéant de parler du bilan environnemental de votre production, qui suscite beaucoup de questions ?
G. L.-T. : Il est trop tôt pour évoquer l’impact environnemental, car nous sommes sur des unités de production pilotes. Nous n’avons pas une idée claire sur l’économie d’échelle que nous pourrons générer avec des unités plus conséquentes. La seule certitude, c’est que ces unités demandent peu de place. Avec deux idées : pas besoin de déforestation pour développer cette nouvelle filière, et une économie de transport importante est envisageable car les unités peuvent être installées en ville, directement à l’endroit où les plus grosses quantités de viandes sont consommées.
Au niveau coût, c’est la même réflexion : difficile de prévoir le modèle économique d’une production plus importante. Nous travaillons à les réduire, nous avons déjà bien avancé à ce niveau. Après, ce sera comme pour les smartphones, les voitures électriques : avec le temps, les prix continueront de diminuer.
* Food & Drug Administration et United States Department of Agriculture