Pour le sociologue de l'
alimentation, Claude Fischler, manger est une affaire collective, un acte social. La plupart des disciplines qui étudient l'alimentation considèrent toutefois l'acte de manger comme quelque chose d'égoïste. La nutrition, par exemple, s'attache à décrire les
régimes alimentaires adaptés à chaque individu. Pour la théorie économique, manger est un acte de consommation comme un autre, purement individualiste. Pour la 18e conférence des Mercredis du Pavillon de la France à Milan, Claude Fischler explique l'évolution de notre rapport à l'alimentation, de l'acte collectif à l'individualisation, et pose la question de l'évolution des
pratiques alimentaires.
« On est ce que l'on mange », mais que mangeons-nous au juste ?
Selon le dicton, « on est ce que l'on mange ». Il nous apparaît important de savoir précisément ce que nous mangeons. Or, davantage de personnes déclarent ne pas savoir ce qu'ils consomment. On ne sait plus ce que contient la
nourriture que l'on achète, ni d'où elle vient. Cela est dû au processus d'industrialisation. La nourriture ne provient plus d'
écosystèmes locaux. Elle est devenue à la fois très disponible, abondante, mais aussi mystérieuse, inconnue et donc plus « menaçante ».
Se réapproprier son alimentation
D'un côté, des produits dont l'origine reste inconnue. De l'autre, des avis et des mises en garde sur les bienfaits ou les dangers de ces denrées. Une partie de la population cherche alors à se réapproprier son alimentation, à lui donner un sens. Un exemple concret est celui de Novak Djokovic, le tennisman qui, après avoir gagné Wimbledon, a vanté les mérites de son régime sans gluten. Derrière le marketing, on a un véritable message : celui de rependre en main sa santé, son corps et son alimentation.
Les français attachés au plaisir et au partage
Ces manifestations de
l'individualisation restent toutefois très différenciées suivant les cultures, y compris à l'intérieur des sociétés occidentales. Les études de Claude Fischler, réalisées dans différents pays montrent une polarisation extrême entre la France et les Etats-Unis. Pour les Américains, bien manger et souvent uniquement synonyme de bonne
nutrition, « si je maîtrise ce que mange, je peux vivre longtemps et en bonne santé. » L'individualisation est donc très marquée dans les sociétés nord-américaines.
Chez les Français aussi, l'énoncé de la nutrition est important, mais l'évocation du plaisir l'est tout autant. Pour les Français, manger est un acte qui implique du plaisir, à condition que ce plaisir soit partagé. Cela se remarque d'ailleurs par les rythmes alimentaires, beaucoup plus marqués en France qu'ailleurs. A 12h30, 54,1% des Français sont en train de manger. Au Royaume-Uni, la part la plus importante de personne en train de manger est de 17,6% à 13h10. Si on mange à heure fixe en France, c'est surtout par ce que l'on mange avec les autres, dans un esprit de communion et de partage.
Partagerons-nous toujours nos repas ?
En résumé, entre les Etats-Unis, où le repas est une occasion de négociation durant laquelle les volontés de chacun doivent s'accorder, et la France, où le repas est encore vécu comme une communion, deux extrêmes s'affichent. Ce constat questionne sur le devenir des repas. Va-t-on continuer à manger ensemble ? Pour le sociologue Claude Fischler, au-delà de la présence de plus en plus importante des affirmations individuelles, la question de la commodité et du temps se pose également. Le sociologue souligne un clivage se réalisant entre une alimentation « par nécessité » et une alimentation « récréative ». Selon lui, les contraintes de temps verront se développer les cas d'alimentation « par nécessité », où on cherchera à simplifier au maximum nos repas afin de libérer du temps pour d'autres activités. Mais la volonté de partage et de communion se retrouvera lors des moments récréatifs, le soir et le weekend. Cela se remarque d'ailleurs avec la culture de bistronomie qui se développe en France.