Réglementation et agronomie : un duo fertile

20 novembre 2004 - La rédaction 
L’expérience de la Bretagne en matière de fertilisation et d’environnement est emblématique. Elle recèle de nombreux enseignements. Le premier est une leçon de patience, difficile à accepter pour le public. Car le temps peut paraître bien long entre la prise de conscience d’une situation environnementale détériorée et les premiers résultats. Le second enseignement tient aux hommes, à leur capacité à travailler ensemble et à s’écouter. L’extrapolation s’avère utile à toutes les régions.

Selon l’association écologique Eaux et rivières de Bretagne, c’est une première. Un tribunal administratif – en l’occurrence celui de Rennes – a annulé le 9 septembre 2004 une autorisation délivrée par un préfet pour une extension de porcherie. Nulle échappatoire, le sujet est sensible : risque de pollution des eaux par le phosphore. En doublant le cheptel, l’exploitant entraînerait un niveau de phosphore de 218,52 kg/hectare, largement supérieur aux quantités dont a besoin la terre, a relevé le tribunal.

L’analyse de terre est le point de départ de la réflexion agronomique (ici démonstration de prélèvements d’échantillons à Coopagri Bretagne). C’est aussi un passage obligé dans de nombreux textes réglementaires.

Continuer à produire, à vivre sans nuire à l’environnement, c’est bien là tout le dilemme des agriculteurs. Et sur ce thème, les engrais sont loin d’être exempts de toutes suspicions de pollution. Le mal causé il y a plus de vingt ans se fait toujours ressentir. Et les règlements mis en place ont toute légitimité. D’ailleurs, la Commission européenne a déjà rappelé la France à l’ordre dans le cadre de la directive nitrate pour son retard pris dans l’amélioration de la qualité des eaux. Les dépassements de seuils en nitrate, le phénomène d’eutrophisation des eaux (1) et le développement en abondance d’algues consternent, régulièrement l’opinion publique. Une opinion publique qui n’a pourtant pas conscience des efforts entrepris par le monde agricole.

 Décalage entre pratiques et résultats

 Premier constat, en effet, la consommation d’engrais a sérieusement diminué depuis une quinzaine d’années (voir encadré ci-dessous) : de 10 % pour les nitrates, à 29 % pour les phosphatés et 35 % pour les potassiques. Dans le même temps les rendements continuaient de progresser, les cultures utilisant davantage d’éléments fertilisants, et réduisant d’autant les fuites dans le sol. Or, les effets tardent à se faire sentir. En Bretagne, il aura fallu attendre une dizaine d’années après les premiers programmes d’actions pour observer enfin des indicateurs positifs. Ainsi, en 1997, 13 % de la population bretonne ne disposaient pas d’une eau au robinet conforme à la norme de moins de 50 mg de nitrates par litre, contre 1,5 % en 2003. La teneur moyenne en nitrates dans les eaux de surfaces passait, elle, de 38 mg/l en 1999 à 27,8 mg en 2003.

Pourquoi un tel délai ? Une partie de l’explication réside dans la lenteur de la réponse du milieu : il faut dix à vingt ans pour que l’évolution des pratiques soit perceptible indiquent les scientifiques de l’Inra (Institut national de la recherche agronomique). L’autre explication tient à la faiblesse de la mobilisation des agriculteurs. Le décalage existe aussi entre le diagnostic, l’élaboration de solutions et leurs mises en œuvre. En Bretagne, 43 bassins versants font l’objet de programmes de suivi. Quelques-uns disposent d’un indicateur “écart au conseil”, permettant d’évaluer le pourcentage d’agriculteurs appliquant les préconisations. Sur le bassin versant de Pont-l’Abbé, entre 1999 et 2001, cet écart est passé de 43 à 63 % sur maïs, 62 à 77 % sur prairie et est resté stable, à 84 % sur céréales. Encore s’agit-il d’un secteur très encadré. La mise en place de garde-fous réglementaires, qui vise à homogénéiser les bonnes pratiques, se heurte à une réalité agronomique, qui s’appuie à l’inverse sur la variabilité des situations.

 S’appuyer sur la pression croissante du réglementaire…

 Bon an, mal an, 400 000 analyses de terre (portant sur les teneurs en engrais phosphatés, potassiques, chaux et autres éléments) sont réalisées. Il y a dix ans, 90 % visaient des critères agronomiques, contre 50 % aujourd’hui, le solde se répartissant, en gros, entre demande des acheteurs de l’agro-industrie dans le cadre de cahiers des charges et obligations réglementaires. À ce chiffre viennent s’ajouter 100 000 analyses de reliquats azotés, réalisés sur la plante elle-même. “Là aussi, on est passé d’un motif purement agronomique dans 90 % des cas, à une motivation à 40 % contractuelle, via les cahiers des charges et 10 % réglementaires”, estime Hubert Roebroeck, directeur d’AgroSystèmes. Les plans de fumure tendent aussi à se développer sous l’impact réglementaire. Ils sont obligatoires dans les zones vulnérables, en application de la troisième directive nitrate. “L’accroissement du poids de la réglementation dans les prises de décision est une tendance lourde. Ne risque-t-elle pas de se traduire par une démobilisation agronomique ?”, s’interroge Hubert Roebroeck.

… pour redynamiser l’agronomie

Ce débat commence à agiter les acteurs du conseil auprès des agriculteurs. Olivier Cor, responsable du service agro-pédologie au sein de la coopérative régionale Coopagri Bretagne, livre une partie de la réponse : “Il n’y aura pas de progrès sérieux sans une approche systémique de la problématique environnement et fertilisation. Il faut aborder l’exploitation agricole et tout ce qui l’entoure d’une façon globale”. Ce qui devrait bouleverser tous les modèles de développement des exploitations. “Si la réglementation ne vient pas trop handicaper le raisonnement, celle-ci devient une opportunité, analyse pour sa part Gilles Thévenet, directeur scientifique d’Arvalis-Institut du végétal, également animateur du comité scientifique de Farre (Forum pour l’agriculture raisonnée et respectueuse de l’environnement). C’est par la technique que continueront à s’élaborer des réponses satisfaisantes à la fois sur un plan économique et écologique.” Il se montre d’ailleurs raisonnablement optimiste, au regard de la sensibilisation aux questions environnementales des jeunes agriculteurs, dont le niveau de formation permet de mieux s’approprier l’innovation technologique des outils d’aides à la décision. Ceux-ci sont en train d’apporter une réponse concrète, et plus largement accessible, à la double exigence économique et environnementale.

La situation est particulièrement flagrante dans le domaine du blé, où la recherche d’un bon taux de protéines suppose une dose suffisante d’azote. “On peut continuer à tabler sur une amélioration de la dose totale à la parcelle, sous réserve de disposer d’outils de mesure des besoins, explique François Laurent, responsable environnement et fertilisation chez Arvalis. Ces outils commencent à arriver sur le marché. Ils accompagnent les pratiques de fractionnement des apports d’azote, en trois, voire quatre passages, la mesure de l’azote dans la plante en fin de cycle permettant de cibler au mieux les derniers apports.” Une technique, gagnante à tous les coups et simple à mettre en œuvre commence à se développer : la mise en place de couverts végétaux pendant l’hiver sur les sols nus. Mesure d’ailleurs obligatoire depuis le 1er janvier 2005 dans les zones d’actions complémentaires dans le cadre de la réforme de la Pac.

Le schisme agriculture et société

Pour Jacques Aubert, chargé de mission Agriculture et environnement auprès de la préfète de la région Bretagne, “il ne peut être question de fonctionner indéfiniment sur des bases réglementaires, qui correspondent à une démarche curative. Il faudra bien, ensuite, passer à des systèmes d’assurance qualité, comme le référentiel agriculture raisonnée qui a le mérite de définir une procédure et un système de contrôle par tiers”. Les deux approches, curatives et préventives, évoluent pour l’heure en parallèle, la seconde n’étant pas prête avant longtemps à prendre le pas sur la première. Mais le mouvement s’engage favorablement. Il prendra d’autant plus d’ampleur que tous les acteurs – administration, conseillers terrain, agriculteurs – développeront des actions en réseau. “Il faut d’emblée prendre une entrée par bassin versant, conseille Jacques Aubert, avec un pilotage local et faire partager le diagnostic par tous ceux qui vivent dans le pays.” Expliquer, démontrer l’origine des problèmes, quantifier les responsabilités de chacun. Est-ce suffisant ?

Pour Olivier Cor, “difficile de prendre du recul, car nous sommes encore en plein dans l’action”. Une certitude, cependant : “Le schisme entre agriculteurs et le reste de la société est extrêmement dangereux. Nous sommes à la merci de n’importe quelle information. Nous pouvons être accusés à raison, mais aussi à tord”. Sentiment partagé par Gilles Thevenet, qui invite à “relever le défi de la communication. Nous devons aller au-devant de la société pour expliquer les éléments les plus basiques de la fertilisation, ouvrir toutes grandes les portes des fermes”.

(1) eutrophisation : Ensemble de processus bio-géochimiques lié à un enrichissement des eaux en éléments nutritifs. Cet enrichissement se traduit par l’accroissement des biomasses végétales et animales conduisant à l’appauvrissement critique des eaux en oxygène.

Cahiers des charges et fertilisation

Une charte d’approvisionnement chez Bonduelle

“Le légume bénéficie d’une image qualité-santé. Au même titre que l’utilisation et le contrôle des phytosanitaires, le raisonnement de la fertilisation est primordial pour l’agriculture.” L’enjeu, présenté par Alain Couteau, du service agronomique de Bonduelle, lors des Journées de la fertilisation à Versailles, le 18 novembre 2004, est majeur pour ce grand de l’agro-industrie. Bonduelle produit un million de tonnes de produits finis par an. 180 salariés composent les différents services agronomiques, en charge de l’élaboration et du conseil auprès de 5 500 exploitants, pour quelque 68 000 hectares. L’ajustement de la fertilisation, poursuit Alain Couteau, vise trois points : “répondre aux besoins stricts de la plante, en évitant, par exemple les nitrates dans les légumes, limiter la migration des éléments dans les nappes et, enfin, l’équilibre entre éléments est déterminant pour le légume au plan du goût.” Pour satisfaire ces exigences, et pouvoir rendre compte de leur respect, Bonduelle a mis en place en 1997 une charte de l’approvisionnement, réactualisée en 2000 et 2003. Elle s’appuie sur une fiche pour chaque parcelle cultivée, où sont notées toutes les interventions : phytos, semences, irrigation, fertilisation, dont les analyses de sol. Les boues de stations (autorisées dans la charte depuis 2003), compost, engrais, eaux d’irrigation font l’objet d’analyses, également obligatoire tous les cinq ans pour le sol et tous les ans pour le reliquat azoté. “La fiche parcellaire doit être adressée à l’usine avant la livraison de chacun des 640 000 lots. Sinon, le lot est refusé”, souligne Alain Collard. Le seuil minima exigé est bien sûr la réglementation, assorti de préconisation particulière, comme l’interdiction d’épandre des engrais phosphatés contenant du cadmium.

C.D.

Consommation d’engrais : la rupture de 1992

L’Unifa, Union des industries de la fertilisation, a entrepris de recenser les livraisons d’engrais réalisées en France. Si la tâche s’avère évidente pour les engrais chimiques, elle est un peu plus complexe pour les engrais d’origine animale. L’objectif avancé : disposer d’indicateurs nationaux, affinés au mieux à l’échelle régionale. Les chiffres mettent effectivement en lumière une très nette chute de l’utilisation des engrais, la rupture ayant eu lieu en 1992, année de la première réforme de la Pac, qui constitue la charnière entre une logique essentiellement fondée sur la productivité et celle qui lui succède, plus centrée sur la marge à l’hectare, donc une maîtrise du coût des intrants. La pression réglementaire prend ensuite le relais, particulièrement dans le secteur de l’élevage.

C.D.

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